Jusque dans les années 70 et Bitches Brew, un groupe (quartet, quintet, sextet) de musique était constitué d’un ou de plusieurs leaders solistes, d’un ou de plusieurs sidemen (piano, guitare), et d’une section rythmique basse-batterie. Mais ensuite, on va catégoriquement renégocier la place et la mission de chacun des musiciens dans l’orchestre. À tel point que même le bassiste va devenir un leader. Que le pianiste va devenir, grâce au synthé, un lead lui aussi. Cette métamorphose majeure dans la musique, qui va se répercuter jusque dans le rock et la pop, est initiée par Miles Davis. Mais elle est profondément conçue par un groupe qui va révolutionner la musique tout entière par le jazz fusion : Weather Report !
Principe de la petite encyclopédie partie 4
Weather report, ce sont encore des anciens musiciens de chez Miles Davis. On comprend vite que ce dernier est une figure centrale du jazz contemporain. Non uniquement par ce qu’il crée et par la manière dont il le fait, mais aussi par les gens qu’ils rassemble !
En 1971, le pianiste / claviériste autrichien Joe Zawinul, le saxophoniste Wayne Shorter et le bassiste Miroslav Vitouš forment Weather Report, après que Zawinul et Vitous se sont rencontrés l’année précédente au sein du Mahavishnous Orchestra avec Billy Cobham et John McLaughlin (voir partie précédente…)
Une relecture complète de ce qu’est un groupe de jazz
Weather Report a toujours été constitué de Zawinul et de Shorter, de 1971 à 1986. Mais toute une galaxie de musiciens plus brillants les uns que les autres les ont rejoints et, comme toujours en jazz fusion, de tous les horizons culturels ou musicaux. Le plus célèbre d’entre eux est Jaco Pastorius, ce jeune bassiste prodige qui va à lui seul totalement réinventer et réassigner les codes de la basse électrique.
Ce faisant, il ne transforme pas seulement la technique de l’instrument : il déplace sa fonction purement rythmique et jusque-là souvent discrète, pour la mettre au rang de réel instrument lead. Ainsi, la basse jouera désormais des thèmes au même niveau que le saxophoniste ou le pianiste.
Par effet domino, cela renégocie également la fonction des autres instrumentistes. Dans Weather Report, un thème est joué de front par plusieurs instruments totalement liés entre eux, comme s’ils étaient les composantes d’un seul. Personne n’avait envisagé les choses ainsi auparavant.
Les frontières entre le thème et les chorus s’estompent donc d’elles mêmes. Le morceau se développe selon une narration, une dynamique sans utiliser la structure traditionnelle thème / pont / chorus A / pont / chorus B / thème. Le morceau est continu, la frontière entre thème et chorus très mince. Les chorus sont joués sur des grilles évolutives qui se plient au lead (ce système peut être perçu comme un héritage coltranien : voir par exemple Mr. P.C.). Le morceau est conçu comme un support, mais est joué à chaque fois différemment : on est dans de la composition continue et instantanée ! Et ceci va définir durablement ce qu’est le jazz fusion.
On connaissait la fusion de différentes musiques : Weather Report invente la fusion des fonctions instrumentales au service d’une composition collective instantanée et d’une structure de grille inédite.
Une musique complexe ?…
Le somptueux paradoxe de Weather report se situe pourtant dans le fait que cette musique excessivement difficile à jouer, se révèle très facile à écouter ! C’est une musique vivante, où chaque musicien écoute tous les autres, et où la dynamique est très réactive. On peut même affirmer que c’est une musique à haute sensibilité !
Pour autant, cette approche exige une grande complexité dans la conception des compositions. C’est une musique modale très exigeante, demandant des arrangement souvent difficiles à analyser, et d’autant plus à jouer. Eu égard au niveau des instrumentistes, le travail d’accompagnement des solistes est très élaboré : on rentre en profondeur dans les retranchements d’un rythme, d’un accord, d’une gamme.
Enfin, Joe Zawinul contribue drastiquement à l’adoption, dans le jazz, de la lutherie électronique. C’est un véritable chercheur de sons, et pour l’époque, il défriche considérablement les possibilités offertes par les synthés analogiques, monophonique tout d’abord pour le lead (les accords étant joués au piano ou au Fender Rhodes), puis pour les parties polyphoniques avec l’Oberheim Poly 8-Voice.
Encore les meilleurs musiciens du moment !…
Wikipedia propose un excellent synopsis des musiciens contributeurs de Weather Report que je reproduis ici sous licence Wiki Commons.
Comment ça s’écoute ?
Weather Report s’écoute facilement : il suffit de se laisser entraîner par la rythmique et, tout comme pour le Mahavishnu Orchestra, de s’appuyer sur la rythmique basse-batterie qui structure l’ensemble. Pour autant, c’est le lead ici qui guide l’ensemble. Les autres musiciens le suivent. On peut donc considérer le groupe en son entier, sa musique étant un système global. On peut donc commencer par une écoute non analytique, qui est une excellente initiation au style fusion.
En revanche, ensuite, on peut détailler l’écoute sur chaque musicien et être très attentif concernant l’interaction existant entre chacun, dans le développement du morceau. C’est sans doute ici que se situe la plus grande richesse de Weather Report.
Enfin, les thèmes sont très identifiables, et parfois même faciles à chanter ou à siffler : on s’en souvient. Ils aident aussi à comprendre la démarche, comme des points de repère forts pour les oreilles non averties 🙂
Weather Report : Molasses Run in Procession
Niveau de difficulté d’écoute : 2/5
Weather Report : Plaza Real in Procession
Niveau de difficulté d’écoute : 2/5
Weather report : Cucumber Slumber in Mysterious Traveller
Difficulté d’écoute : 1.5/5
Weather Report : And Then in Mr. Gone
Difficulté d’écoute : 1.5/5
Weather Report : River People in Mr. Gone
Difficulté d’écoute : 2/5
Jaco Pastorius : Continuum in Jaco Pastorius
Difficulté d’écoute : 1.5/5
Weather Report : Cannon Ball in Black Market
Difficulté d’écoute : 2.5/5
Weather Report : Elegant People in Black Market
Difficulté d’écoute : 2.5/5
Weather Report : Herandnu in Black Market
Difficulté d’écoute : 2.5/5
Weather Report : Swamp Cabbage in Domino Theory
Difficulté d’écoute : 3/5
Weather Report : Can it be done ? in Domino Theory
Difficulté d’écoute : 3/5
Une fois n’est pas coutume, voici un héritage récent (parmi d’autres) de Morgan Ågren, à mettre en regard avec Can it be done ? du point de vue de l’harmonie (superposition de deux modes simultanément, contrepoints…)