Tu fais quoi avec ta bouche ?

Il n’y a pas de doute, le premier instrument de musique, c’est la bouche. Certes, aujourd’hui, la chose semble bien cadrée. Mais ce n’est qu’une apparence. De la beatbox [1] au sifflement[2] on a à peu prêt tout essayé depuis Freud et son stade oral, avec plus ou moins de réussite.

Mais il y a toujours quelques musiciens qui tentent des choses trop swag, comme disait mon arrière-grand-mère. Ce sont souvent les plus libres, ceux qui s’écartent le plus des conventions. Les authentiques inventeurs ou disons même, les authentiques tout court.

Revisiter l’utilisation des instruments à vent ?

Tel par exemple un certain Rahsaan Roland Kirk, un saxophoniste polyinstrumentiste issu de la grande époque du free jazz. Je vous laisse découvrir sa particularité…

https://youtu.be/S0JJmwq7KXQ (cliquez sur le lien…)

Cet homme est aveugle de naissance. Il a un jour rêvé, dans son sommeil, qu’il jouait de plusieurs saxophones simultanément. C’est un monstre de ce qu’on appelle la respiration circulaire, qui permet d’avoir assez de souffle pour gérer tout ça. Il a également utilisé des saxophones exotiques, comme le stritch et le manzello (une invention à lui pour ce dernier). Il est également connu comme un grand flûtiste, et il me semble bien que c’est lui qui a inventé (ou sinon développé et popularisé) le fait de chanter en jouant de la flûte traversière. A ses moments perdus, il joue aussi de la clarinette et de la trompette, et même du bugle. Après une attaque cérébrale qui le laisse hémiplégique en 1975, il continue la musique et sa prouesse physique comme si de rien n’était, sauf qu’il modifie ses instruments pour pouvoir jouer avec un seul bras…

The Voice…

Un autre bonhomme aurait mérité aussi de figurer dans ce post. Il est beaucoup plus connu, puisqu’il s’agit d’Al Jarreau. Certains pensent qu’il est un peu commercial sur les bords, et on ne peut pas dire le contraire. Mais ce qu’il fait montre tout de même une méchante technique, et puis plus de 40 ans de scène, ça se respecte mine de rien. Ceci dit, plutôt qu’Al Jarreau, je préfère évoquer Bobby McFerrin. Cela m’amuse de les mettre en opposition. Al Jarreau tente de faire de sa voix un instrument de musique, mais là où il s’arrête[3], McFerrin commence ! Al Jarreau représente un funk hyper conventionnel, McFerrin c’est tout le contraire.

Ce dernier monte souvent sur scène libre comme l’air, sans rien avoir prévu du tout, à l’inverse d’Al Jarreau dont on ne peut pas prétendre qu’il soit un modèle de spontanéité. Chantre de l’improvisation totale, McFerrin a déjà réussi à transformer tout son public en immense chorale polyphonique, sans la moindre préparation. Rien que pour cela, j’admire énormément le bonhomme, et je préfère vous le faire découvrir lui si vous ne le connaissiez pas auparavant.

Un peu d’Inde épicée…

Pour terminer, voici une formation que je respecte tout autant : celle du guitariste John McLaughlin, accompagné du bassiste Kai Eckhardt et du percussionniste indien de génie Trilok Gurtu. Je ne reviens pas sur les influences importantes de l’Inde sur McLaughlin, instigateur du fameux et fantasque groupe de fusion Mahavishnu Orchestra. Ces influences ne se sont jamais démenties, et la collaboration avec l’OVNI Gurtu est fabuleuse.

Trilok Gurtu naît dans la musique de par ses parents, célèbres joueur de sitar et chanteuse, et son frère est célèbre dans le milieu de Bollywood. Le mini-Trilok commence les percus à cinq ans… Il devient batteur à 10, et voyage ensuite en Europe avant de se fixer aux USA, jouant avec Don Cherry à la batterie. Mais dans les années 80, il va croiser McLaughlin dans le Mahavishnu, puis participer au fameux trio. Il va apporter sa science du rythme. Il invente la plupart de ses instruments de percussion dans l’esprit du jeu de tablâ, son premier instrument, et réinvente la batterie en jouant à l’indienne, assis par terre. Qu’on ne s’y trompe pas : je place objectivement Gurtu dans le top 5 des meilleurs batteurs de l’histoire du jazz. Dommage qu’il soit encore trop méconnu.

Et comme tout peut devenir une arme de percussion par destination, il utilise également une technique vocale indienne, le konnakol de la musique carnatique (de l’état indien du Karnataka), pour agrémenter la musique d’une belle dose d’exotisme surréaliste.

Une petite séance ? Accrochez-vous au siège, ça déchire sa mère !

Lors d’une interview (2009 ou 2010), on apprend que Trilok Gurtu a fait un bref passage au Berklee College of Music (l’une des écoles de musique les plus renommées au monde). Voici ce qu’il en pense en répondant à son interviewer :

“AL: I didn’t know you had attended that school.

TG: Yes, I did. And I said, “I’m never going to play like this ever in my life!” You know, many of the Indian musicians who go there want to learn, without knowing their own music system’s rules, they go there and they get completely disillusioned. I know I was. But I don’t want to speak for everybody. When I started playing drums it was at the age of 10 or 12. I played every instrument. I played for marriages, I played on the street. So this is a different background than a normal [Indian] classical musician. I had no instruments so I played on everything; whoever would give me the instruments, I played. And I never took money from my parents to have instruments. My brother had some instruments made, so I used to borrow his. I’m mostly a self-taught musician.

AL: I’m still so surprised to learn you’d attended Berklee for a while; I never knew that about you.

TG: Yes, but not finishing there was a blessing in disguise. It enabled me to develop my own style out of all this arrogance that comes out of these types of institutions. I think the musicians were not even helpful when I was in America, they were pretty … because I came from the third world, you know? They were pretty much in your face, that kind of thing.

On comprend dès lors assez vite que Trilok n’a pas non plus sa langue dans sa poche. Il quitte les USA après la mise en place du Patriot Act, sentant ses racines indiennes reniées et sur scène, et au quotidien. Ce n’est pas fermer, mais bien ouvrir sa bouche qui est l’un des plus grands instruments non plus de musique, mais de liberté.

Notes de bas de page

[1] Beatbox brilliance | Tom Thum | TEDxSydney

[2] Jazz sifflé(Whistling) Sweet Georgia Brown par Claude Noterman

[3] Larisa Dolina feat. Al Jerreau – Roof Garden

Boris Foucaud

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