Une histoire de transgression…

Un beau jour mon père, dubitatif, me lança dans un élan de père-plexité : “Non, franchement, la basse moderne, en jazz, ne sera jamais un instrument leader.”

Moi, encore plus dubitatif que lui : “Si !”

Lui, père-emptoire : “Non.”

Moi, obtus : “Si ! Et je le prouverai !”

Investi de la juste mission de trouver des preuves jazzistiques, je dus me rendre à l’évidence : je fus pris fort au dépourvu quand 1990 fut venu, car point d’internet, point de Deezer, seulement la FNAC qui, il faut bien le dire, ne brillait pas encore en jazz contemporain. Ah ça, pour trouver du Sydney Bechet et ses petites fleurs, on avait l’intégrale, mais sinon, il fallait… fouiller dans les dédales de la bibliothèque municipale qui comportait une médiathèque de la mort qui tue. Bénie soit-elle !

Je suis arrivé fièrement, un beau jour, avec ceci sous le bras :

(Cool, en 2018, on a même l’image, mais ici elle est illustrative et désynchro !)

“Qui est cet olibrius ?” me demanda mon père ?

“C’est Jaco Pastorius”, lui répondis-je.

Il prétendit : “Feu de paille !”

“Tu as tort, peu de failles chez Jaco”, rétorquai-je. Bon, là, c’est un peu poétisé pour rendre l’histoire intéressante, mais le fond est scrupuleusement relaté.

Une preuve matérielle, Votre Honneur !

Ce morceau, “Teen Town” (1977, dans “Heavy Weather” avec le groupe Weather Report), est bien vite devenu l’emblème de tous les bassistes de l’univers. Combien de foulures, de déchirures, de fractures, de manches cassés et de cordes brisées ont cruellement creusé ces mains et ces bras lors de tentatives d’apprentissage de ce thème devenu, depuis, aussi célèbre que “Portrait of Tracy [1] ” ou “Donna Lee [2] ” parmi les grands casse-doigts jazzistiques ?

Là où il y a une douille, ce que j’ignorais, et cela aurait donné raison à mon père donc heureusement pour moi, c’était indécelable à mon oreille inexpérimentée de l’époque, c’est que dans l’album original de Weather Report, Joe Zawinul (clavier cofondateur du groupe avec Wayne Shorter) double la basse avec son synthé. Il le dit lui-même : “Cette mélodie de basse est jouée par nous deux ! C’est l’Oberheim à huit voix qui a doublé sa basse, et nous jouons si bien ensemble que cela sonne comme un seul instrument. La basse est un instrument merveilleux, mais vous avez parfois besoin d’un peu plus d’attaque.” (Joe Zawinul dans Brian Glasser, En silence, Éditions Sanctuary Limited, 2001)

Bon, soit, oui, ok.

Mais eh, avant de penser que je suis de mauvaise foi, avez-vous vu la fortune qu’a ensuite connue Teen Town (du nom de l’église de Pompano Beach, Floride, où le bassiste Pastorius allait jouer… de la batterie) ?

Pour prouver à mon père que j’avais raison, un autre s’est dit qu’il fallait jouer Teen Town en slap, histoire de faire un peu plus difficile encore.

Marcus Miller pouvait se le permettre, il a notamment un pouce en titane et une basse renforcée à la kryptonite.

Non parce qu’on a beau dire…

 

… ça a l’air tout bête comme ça, mais avant Pastorius, oui, c’est vrai, la basse était souvent reléguée au rang d’instrument de side et de rythme. Mais après Pastorius, c’est devenu un incontournable instrument de lead. Mon père, bloqué au Miles Davis de Bags’ Groove (1954), refusa longtemps l’évidence. Teen Town mit fin au débat définitivement et donna à des générations entières l’envie de se mettre à la basse.

Oui, Teen Town a durablement marqué les esprits !

Une ‘Ville adolescente’ qui a changé l’histoire de la basse contemporaine

Certains s’y cassent même encore les dents avec plus [3] ou moins [4] de succès, mais impossible de leur en vouloir. C’est juste que la basse lead, bah c’est drôlement difficile 🙂

C’est donc par esprit de contradiction que j’ai découvert Pastorius. Et je parie que c’est par esprit de contradiction que Pastorius a hissé la basse au rang d’instrument indispensable du lead instrumental.

Et après, on dit que la subversion, c’est mal. Tssssss…

Notes de bas de page

[1] Portrait of Tracy

[2] Donna Lee

[3] Michael Manring – Teen Town

[4] Divinity Roxx ‘Teen Town’ into ‘Rapper’s Delight’

Boris Foucaud

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