Voici trois morceaux de piano qui m’ont toujours ensoleillé, et que je me surprends à fredonner parfois malgré moi, par exemple dans le train ou dans une file d’attente.
Conseillés à ceux qui apprennent le piano jazz : inspirants, limpides, et juste beaux 🙂 (Préparez quand même le Niflugel et l’alcool camphré. Pas pour boire l’alcool camphré, seulement pour les tendons croisés hein). Ces interprétations incarnent toutes une sorte de perfection pianistique dans leur genre.
Je peux vous raconter quelque chose ? Passez si ça vous gonfle…
Quand j’ai voulu me lancer dans le piano jazz, j’avais 16 ans. 7 ans de conservatoire classique où je m’ennuyais, ce qui m’avait fait arrêter la musique quelques mois plus tôt. Et puis j’ai rencontré de jeunes zicos qui cherchaient un clavier. J’ai découvert en même temps Billy Cobham à la médiathèque d’Angers, “Total Eclipse”, et ça a été le déclic. Seulement, bon, c’est bien gentil, mais comment on fait pour sonner jazz ?
Je suis allé dans un magasin de musique angevin, rue de la Roë pour ceux qui connaissent, et j’ai demandé s’il n’y avait pas un bon prof de piano jazz dans les parages. On m’a conseillé d’aller sonner à la porte d’un certain Alain Deschamps. Ce gars, prof de musique qui s’ennuyait dans l’éduc’ nat’, venait du CIM et avait une seconde vie.
Sur scène.
Il jouait fréquemment avec Louis Petrucciani à la contrebasse. Le seul truc, c’est qu’on m’avait prévenu : il avait très sale caractère et était impitoyable avec ses élèves particuliers. Et en plus, il les triait sans concession, il en avait peu.
Quand je l’ai vu pour la première fois, je n’en menais pas large. Il m’a demandé ce que je foutais là. Je lui ai expliqué mon projet, sans lui cacher mes lacunes. Il a joué plusieurs morceaux pour que je sélectionne le genre que je voulais apprendre.
Mes aïeux… Un monstre, j’avais l’impression d’être devant un vieux briscard américain des années 40, puis cinq minutes plus tard face à un avant-gardiste.
Bref. Je lui ai dit que la partie be-bop serait bien pour commencer. Et là, il m’a demandé de jouer quelque chose, ce que je voulais. La vache, j’ai pondu une bouse monumentale en tremblotant comme un parkinsonien.
Il m’a demandé : “tu connais l’harmonie ?”. J’ai répondu : “bof !” Il m’a rétorqué : “Conservatoire ?” J’ai balbutié un “oui”. Il m’a asséné :”alors c’est normal”. Et on a passé un deal. Il ne m’apprendrait rien. En revanche, il me montrerait les clefs de compréhension de l’harmonie modale. Il me donnerait le bagage le temps d’une unique séance d’une heure trente. Et si je me repointais chez lui, ça voudrait dire que j’aurais assimilé le truc et qu’on continuerait. Sinon, ce serait inutile de revenir.
La première séance, il m’a éclaté la tête avec des notions inconnues pour moi. Mais toujours, il a calé deux ou trois petites phrases magiques, montrant la différence entre la théorie et la pratique, permettant de méditer. Quand on s’est quitté, il m’a dit : “t’as de la chance de t’appeler Boris, toi…”
De fait, en trois ans, j’ai été le voir dix fois. Et je peux dire à cette occasion qu’il m’a juste appris à apprendre. Bref, en gros, je lui dois absolument tout. Ce mec exigeant, extraordinaire au piano, m’a juste donné les moyens d’accéder à ce que je voulais faire. Et sa pédagogie était génialissime : te donner les clefs d’un parcours sans te formater, et tester ta volonté de continuer à avancer dans ton parcours. D’une fois à l’autre, il écoutait la progression et adaptait tout ce qu’il savait par rapport à la direction entreprise. J’ai rarement connu une didactique aussi juste et efficace.
Il est décédé d’une maladie merdique ensuite. J’aurais été heureux de lui faire écouter des choses quelques années plus tard… Alors dans cet billet, je lui rends hommage.
Lorsque je repartais d’une séance chez lui, avec des tas de feuilles noircies d’inscriptions kabbalistiques et des lead sheets de morceaux à travailler, je repartais aussi avec une cassette sur laquelle il avait scrupuleusement enregistré certains morceaux pour que j’apprenne à écouter. Il prétendait, à très juste titre, que le jazz se travaille sans cesse, et que l’écoute était 50 % du boulot.
Les trois morceaux suivants étaient sur la cassette qu’il m’avait confiée après la première séance de torture. Inutile de vous dire que je les connais par cœur et qu’ils représentent beaucoup pour moi 😉
Parenthèse refermée.
Le premier : “Nigerian Market Place” d’Oscar Peterson, au festival de jazz de Montreux 1981
Le second : “Maiden Voyage” de Herbie Hancock, ici interprété par ce dernier et par Chick Corea en duo (1978).
Le troisième : Keith Jarrett, “So Tender” (1985)
Le 31 juillet 2020 https://youtu.be/ZfCIT-FOgM8
Le 30 juillet 2020 https://youtu.be/_5hr1I0OUf4
Le 28 juillet 2020 https://youtu.be/AtQFgdBI538
Le 27 juillet 2020 https://youtu.be/c_0cJdoiznw